Venise ou le rêve

Submitted by admin on November 29, 2010 – 2:54 pm

On raconte qu’à une occasion un groupe de journalistes italiens a été stupéfait lorsque une prestigieuse critique d’art amoureuse de Venise qui visitait sa Biennale n’a pas inclus cette ville entre ses favorites, quelque chose que tous considéraient comme acquis. L’écrivain a répondu que c’était parce qu’elle ne considérait pas Venise comme une ville mais plutôt comme une rêve.

venise

Je me souviens que pendant que j’écoutais cette histoire au Café Florian, mes yeux ont cherché une preuve quelconque de la réalité de l’autre côté de la fenêtre qui donne sur la place San Marcos. Je me souviens d’avoir vu alors, comme un reflet dans l’eau peint par Canaletto, la façade du Palacio del Dogo, tremblant. Je me souviens d’avoir regarde de nouveau ma table de marbre et d’avoir pensé que, même si je n’avais jamais autant payé pour un cappuccino, celui-ci sera sans doute le café le moins cher que j’aurais pris dans ma vie.

La sensation de vivre un rêve éveillé existe chaque fois que l’on loue des appartements à Venise. Cette même qualité quasi nomade de territoire liminal entre deux plans de l’existence semble parfumer une bonne partie de la littérature et de la vie inspirées par la ville. Peut-être depuis Marco Polo. Son compagnon de cellule a du avoir la même sensation d’être en train de pénétrer dans un rêve, quand ce premier lui parlait, fébrile, de ses voyages. A moins que, comme le suggère l’historienne Frances Wood, le rêve ne soit autre – nous revenons aux reflets – et Marco Polo ne serait jamais arrivé en Chine ( pourquoi ne mentionne-t-il jamais dans son livre la muraille, ni le papier monnaie, ni l’encre de Chine, ni beaucoup d’autres choses qui devraient forcément avoir attiré l’attention d’un occidental?) mais que ce soit plutôt l’imagination de son compagnon de cellule, poète et écrivain de romances, qui, à partir d’éléments d’histoires écoutées sur l’orient lointain et de ses voyages, aurait crée un rêve chinois pour que Marco Polo et Venise, et après eux nous tous, l’habitions et l’explorions.

Nous pouvons trouver en Casanova, un autre cas d’illustre vénitien funambule du sommeil qui sépare sous forme de fine et perméable ligne frontalière la réalité de la fiction. Alchimiste, mathématicien, chimiste, musicien, scientifique ou inventeur, géomètre, politique, médecin, économiste, séducteur. Comme Marco Polo, qui n’était pas homme de lettres, il est passé à l’histoire pour un voyage qu’il n’a peut-être pas fait et un livre qu’il n’a probablement jamais écrit. Casanova, qui se considérait comme un écrivain par dessus de toute chose, n’est pas passé à l’histoire pour son extraordinaire Histoire de ma vie, mais plutôt pour ses aventures, dont la plus grande partie sont apocryphes, fictives, légendaires, jusqu’au point que beaucoup de gens ont toujours eu des doutes sur la véritable nature de son existence (magicien, fantôme, démon, avatar, fiction?), fascinante dans tous les cas.

Venise est peut-être aussi comme ça. Plus un rêve – fascinant, d’une beauté saisissante, ou même d’un autre monde – qu’une ville.

 

Paul Oilzum

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